Il existe depuis plus de 50 ans des technologies destinées à reproduire des comportements jusqu’alors réservés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité. Maintenant que la transition numérique s’est fortement accélérée par la pandémie, l’impact de la révolution provoquée par l’usage de grandes quantités de données au travers de nouveaux algorithmes est tellement incommensurable que nul ne peut vraiment le saisir. Alors que des principes d’équité et d’éthique sont indispensables pour contrôler des risques inacceptables, aucun règlement ne parviendrait à contraindre les algorithmes de ne pas se multiplier. L’enjeu est de promouvoir une innovation de qualité, sans entraver la marche du progrès.
De manière générale, le montant faramineux que le RGPD a coûté aux entreprises pour mettre de l’ordre et de la conformité dans leurs affaires d’information sur les données a sans nul doute aussi causé du tort au pouvoir d’achats des citoyens. Ceci sans compter le coût écologique de toutes les myriades de secondes d’écran passées chaque instant à accepter des conditions d’utilisation de sites Internet. Malgré ses intentions nobles, l’application du RGPD a causé de nombreuses monstruosités technocratiques, au détriment de ses bénéfices pour la société. Et je reçois tous les jours encore des dizaines d’e-mails non désirés, me proposant aujourd’hui un nettoyage de la toiture et de la lingerie fine… sans compter les tentatives de phishing
Avec ses propositions de Législation sur les services numériques (DSA) et sur les marchés numériques (DMA), la Commission européenne aurait-elle tiré quelques leçons du RGPD ? Les intentions sont toujours nobles, en l’occurrence améliorer la modération sur les réseaux sociaux pour tout ce qui touche à la violence d’une part, et empêcher que les grandes sociétés numériques n’abusent de leur domination du marché de l’autre. Mais le risque plane à nouveau de voir les conséquences de législations mal ficelées concourir à rendre l’environnement des affaires dans l’union européenne toujours moins favorables à une innovation de qualité et à une croissance d’envergure mondiale.
Est-ce aux plateformes de juger des critères sur lesquels un discours doit être jugé dangereux pour la démocratie ? Les juges et tribunaux des états membres sont-ils si peu fiables en ce qui concerne la défense des limites de la liberté d’expression que c’est à la Commission de faire refaire la loi ? Et est-ce un droit des administrations d’asphyxier l’innovation et d’entraver la marche du progrès ? Tenter d’entraver en Europe l’optimalisation de la collecte et de la mise en commun de différentes sources de données personnelles (e-commerce, messagerie, réseaux sociaux) pour des technologies d’intelligence artificielle n’est-elle pas la meilleure manière de se priver soi-même des opportunités de la transition numérique ?
Malgré le fait que des composants essentiels de l’intelligence artificielle comme le Machine Learning et le Deep learning furent inventés aux Etats Unis, les Chinois sont en passe de développer une puissance plus que stratégique en la matière. D’après le dernier rapport du Center for Data Innovation[1], “Les États-Unis détiennent toujours une avance globale substantielle dans l’IA, mais la Chine a continué à réduire l’écart dans certains domaines importants et l’UE continue de prendre du retard.” Bref, le vieux continent risque de ne pas conserver son avance au niveau de la maitrise de ces technologies. Ainsi que le dit le rapport, “le plus grand défi pour l’UE et les États membres est que nombreux sont ceux qui, en Europe, ne font pas confiance à l’IA et la considèrent comme une technologie à craindre et contraindre, plutôt qu’à accueillir et promouvoir”. Ajoutant: “C’est l’une des raisons pour lesquelles des réglementations telles que le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui limite la collecte et l’utilisation de données pouvant favoriser les développements de l’IA, sont en place. De plus, même les propositions qui incluent des éléments qui favoriseraient le développement de l’IA, comme le Data Governance Act, incluent également des éléments qui entravent l’innovation en matière de données.” Ainsi, l’Union Européenne désire maintenir des restrictions sur le transfert de données commercialement sensibles et propose de créer des espaces de données européens qui pourraient entraver les partenariats mondiaux.
Aux Etats Unis aussi, malgré leur leadership mondial, “lorsque les décideurs politiques proposent d’interdire les technologies basées sur l’IA telles que la reconnaissance faciale ou les algorithmes utilisés pour filtrer les postulants à un emploi, sur la notion erronée qu’elles sont intrinsèquement biaisées ou ne protègent pas les libertés civiles, elles ouvrent essentiellement la voie à la Chine pour prendre les devants dans cette technologie.”
La Chine, quant à elle, a fait de l’IA une priorité, avec un avantage clé sur ses rivaux : de grandes quantités de données, nécessaires pour former les algorithmes, et peu de restrictions sur la façon dont le gouvernement peut les collecter et utiliser… La surveillance de masse de la population y est désormais facilitée par des technologies servant l’autoritarisme du gouvernement. Ce qui peut expliquer que ce seront les Chinois qui seront les premiers à pouvoir mettre le cerveau humain dans une machine. L’excellence de l’intelligence artificielle dont les dictateurs les continents doivent rêver… et que les Chinois seront toujours prêts à exporter.
Pour rappel, l’Union Européenne ne fait que 5 à 6% de la population du monde, avec des perspectives de croissance économique limitées, alors que la Chine en fait à elle seule 18%, avec une croissance économique bien supérieure. Même si la Commission européenne prétend que « Nous avons 440 millions de consommateurs à la recherche de produits de qualité », les bénéfices de la révolution promise par les algorithmes de l’intelligence artificielle ne pourront être tangibles dans l’Union que si les données les plus précises et pertinentes pourront être collectées et traitées.
Les bénéficiaires en vue d’un marketing de précision et de chaines de valeurs intelligentes sont souvent, de nos jours, les plus petits acteurs économiques, parfois au service des plus grands. Ce sont eux qui tirent le plus grand bénéficier des outils mis à leur disposition, quand ceux-ci sont directement connectés aux meilleures données et financièrement abordables. S’ils ne peuvent procéder eux-mêmes aux investissements, car il s’agit souvent d’intermédiaires ou prestataires de service, ce sont aussi qui peuvent être les premières victimes de politiques numériques inadaptées aux chaines de valeurs globales, car ils doivent en permanence s’adapter aux pratiques internationales.
C’est tout le tissu des PMEs, avec les grands acteurs du monde du commerce et de l’industrie, – donc pas uniquement les grands acteurs du monde numérique – qui devrait se mobiliser pour faire comprendre aux décideurs politiques belges et européens que le retour sur leurs investissements dans la transition numérique dépendra de la manière dont des législations comme la DSA et la DMA leur permettront de faire usage des meilleurs algorithmes du monde, connectés aux meilleures données de la planète.
Article paru dans Trends le 15 septembre 2021
[1] Castro D. and McLaughlin M., Who Is Winning the AI Race: China, the EU, or the United States? — 2021 Update, Center for Data Innovation, Janvier 2021, consulté en ligne: https://www2.datainnovation.org/2021-china-eu-us-ai.pdf le 14 septembre 2021